L'état du monde

L’état du monde, le cinéma et les femmes

 

Depuis 2012, des chercheurs d’Oxford et de plusieurs grandes organisations publient conjointement un rapport annuel sur l’indice de bonheur des peuples (le World Happiness Report) sous l’égide des Nations unies. Parmi eux figurent des économistes hétérodoxes comme Lord Richard Layard, qui contribuent à redéfinir la conception même de richesse.

Croisant des données recueillies par Gallup dans plus de 140 pays et territoires qui prennent en compte le genre, l’espérance de vie, la liberté, la saine gouvernance, le sentiment de confiance, les phénomènes migratoires, le niveau de richesse et l’environnement, les auteurs de ce rapport font la preuve que les États s’enrichissent lorsqu’ils accordent plus d’importance à l’équité, à la solidarité et aux liens sociaux, à la santé physique et psychologique, etc.

La présence de femmes à la tête des organisations, des compagnies et des États est l’une des variables déterminantes qui apparaît dans leurs résultats. Il est de plus en plus clair que lorsque des femmes gouvernent les sociétés (pensons à la Nouvelle-Zélande de Jacinda Ardern, à l’Islande de Katrín Jakobsdóttir ou au Longueuil de Catherine Fournier), celles-ci s’avèrent plus promptes et efficaces à préserver l’équilibre des écosystèmes, à prendre soin des enfants, des vieux et des gens plus fragiles, à favoriser l’accès universel à l’éducation et à la santé, etc.

Tous les indicateurs pointent vers un bonheur national brut plus grand lorsqu’un pays choisit d’être gouverné par une femme.

C’est notamment en vertu de cela que je suis un féministe convaincu. Ce n’est pas une tendance, une posture idéologique ou un caprice. Sur la base de faits objectifs, il apparaît que l’humanité doit se tourner vers le jugement et la gouverne de femmes pour concevoir la suite du monde. Point.

Regardez l’état de la planète après des siècles, des millénaires de gouverne masculine. Regardez qui dirige la Russie, Israël, Daech, le Hamas, les États-Unis, la Chine ou la Pologne de 2025. Voyez qui dirige les grandes sociétés pétrolières, les minières qui dévastent l’Afrique et l’Amérique du Sud, les compagnies d’armement. Les scientifiques du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat nous le disent depuis des décennies ; le processus de notre autodestruction est enclenché. La cadence de la machine à détruire la vie s’accélère et — regardez autour de vous — ce sont encore essentiellement des hommes qui ont les mains sur le volant.

Basta ! Il faut changer de monde au plus sacrant.

Le cinéma

Le cinéma est un art populaire, accessible à presque toutes et tous. Dans cette époque où nous vivons nos vies devant des écrans, rares sont les gens qui ne sont pas rejoints par le cinéma. Le septième art existe depuis 130 ans. Il participe à notre vision du monde. Il façonne notre culture, notre construction de sens.

Je suis d’abord cinéaste ; aussi bien dire que je suis un « croyant » : je crois que le cinéma — comme les autres arts — contient le monde qui vient. J’ai cette foi que nos histoires, nos récits, enfanteront l’avenir. Je vois plus de 300 films par année depuis 35 ans, je lis des dizaines de romans et d’ouvrages, j’assiste à des pièces de théâtre, j’écoute de la musique, je cherche mon âme dans la poésie, je fréquente les musées. Je suis abonné à ce désir de marcher dans les souliers des autres.

Dans ces narrations du monde, je cherche plus de fraternité et de sororité, plus de génie, plus d’espoir. J’ai une curiosité sans fond pour les récits. Comme si j’y cherchais perpétuellement une chose qui manque au monde. Comme si j’étais persuadé qu’on peut réinventer notre civilisation en additionnant les meilleures histoires.

Je dois admettre que je ne suis pas du tout convaincu que les humains parviendront à retenir la bête qu’ils ont créée, la société de consommation et le capitalisme. Je pense que nous irons jusqu’au bout avec nos folies carnassières. Mais paradoxalement et parallèlement, je continue de croire que l’antidote se trouve dans la puissance de nos histoires. Je continue de croire que toute la beauté du monde (le sacré ?) se retrouve dans ces petites architectures imaginaires auxquelles nous consacrons tant de temps et d’amour.

J’ai cette conviction tenace qu’il nous faut œuvrer plus fort afin de trouver de nouvelles façons de raconter le monde. Pierre Perrault, mon maître, pensait que pour qu’un pays existe, il faut se le raconter. Il disait que l’on peut recommencer le monde avec des mots.

Le même angle mort

« Les livres et les histoires dont nous nous éprenons font de nous ce que nous sommes […], l’histoire que nous aimons devient une part de l’image que nous nous faisons du monde, de notre façon de comprendre les choses, d’émettre des jugements et de faire des choix dans la vie quotidienne », écrit Salman Rushdie dans Langages de vérité.

Nous fêtons en 2025 les 130 ans du cinéma. Or, cela fait moins de 15 ans que l’on voit des films réalisés par des femmes circuler sur les écrans en grande quantité.

Voilà plus d’un siècle que la femme est essentiellement reléguée au rôle d’icône décorative et d’objet de séduction sur les grands écrans. Aucune Palme d’or n’avait été décernée à une femme avant 1993 (Jane Campion, avec La leçon de piano) ! Avant elle, une seule femme, Lina Wertmüller, avait été nommée pour l’Oscar de la meilleure réalisation !

Depuis, Kathryn Bigelow fut la première femme à remporter l’Oscar de la meilleure réalisation en 2010 (The Hurt Locker) ; Chloé Zhao a répété l’exploit en 2021 (Nomadland) ; Jane Campion a obtenu la troisième statuette remportée par une femme en 2022 (The Power of the Dog) et Julia Ducournau a bien remporté une deuxième Palme d’or pour Titane. Soit ! Mais on est encore très loin de la parité. En 2018, symboliquement entourée de 82 autres femmes de cinéma, Cate Blanchett déclarait ceci sur les marches du Palais : « Entre 1946 et 2018, 1688 hommes ont monté ces marches et seulement 82 femmes l’ont fait, soit vingt fois moins. »

Basta ! Il faut changer de monde.

J’étais au travail à Cannes cette année afin de ramener des films à Québec pour l’édition 2025 du Festival de cinéma de la ville de Québec : 7 femmes étaient de la compétition officielle (sur 23). On progresse, mais la parité n’est visiblement pas encore une priorité dans l’Hexagone et dans le monde.

Au Québec, on avance plus vite : en 2022-2023, la SODEC a accordé 46 % de son budget à des longs métrages de fiction réalisés par des femmes (d’après les données de Réalisatrices équitables). Pour mémoire, rappelons qu’en 1995, la part de l’enveloppe pour les réalisatrices se situait à 8 %. Nous pouvons être fiers de ce coup de barre spectaculaire. Depuis, Chien de garde de Sophie Dupuis, Noémie dit oui de Geneviève Albert ou Antigone de Sophie Deraspe ont fait le tour du monde.

Je suis convaincu que les narrations menées par des femmes peuvent contribuer à nous émanciper de la prédation et à dénouer les nœuds de civilisation qui sont les nôtres autant qu’à relancer les sociétés dans une nouvelle ère de création du monde.

En réinventant les codes et les manières de la dramaturgie, on peut encore rêver de stopper notre course vers la destruction de la vie. Comme en politique, lorsque des femmes sont à la barre des films, cela change le monde.

Le FCVQ qui vient

C’est ainsi que nous est venue l’idée de concevoir un événement artistique qui engage le public sur le chemin de cette petite révolution, dans la capitale québécoise. Mon équipe et moi concoctons une édition 2025 du festival qui sera largement consacrée au cinéma réalisé par des femmes. Venez ! Notre happening aux frontières du rassemblement citoyen et du grand cinéma croise l’art et la pensée. Nous avons cette vision d’un cinéma qui se mêle des affaires du monde, qui se mêle de tout ce qui nous regarde. Notre directrice de la programmation, Helen Faradji, a rassemblé une famille de films qui — nous l’espérons vivement — contient la précieuse combinaison qu’il nous faudra pour craquer le code du monde qui vient.

 

Hugo Latulippe

Cinéaste & Directeur général et artistique

du Festival de cinéma de la ville de Québec (FCVQ)